La Mémoire perdue ou l'avènement du piano moderne

17/10/2019

Le piano dit "moderne" est l'instrument tel qu'on le conçoit et le fabrique depuis le début du XXe siècle, présumé abouti, et qui présente les caractéristiques structurelles suivantes :

> un cadre métallique fondu d'une seule pièce

> des cordes croisées

> un système d'étouffement des cordes par le dessus

> une mécanique à répétition dite "à double échappement"

> un standard de clavier de 88 touches

> deux ou trois pédales (forte, una corda, tonale ou harmonique)

Cette conception s'imposa progressivement depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à ce que la facture de piano l'adopte définitivement. Une seule marque résista "encore et toujours à l'envahisseur"(1) et continua à fabriquer des pianos selon le modèle traditionnel, jusqu'en 1920 en série puis jusqu'en 1931 sur commande (alors que tout le monde ne fabriquait plus que des pianos "modernes" depuis belle lurette !) : la Maison Erard. Le modèle traditionnel se différenciait de la nouvelle facture en plusieurs points et comportait notamment :

> un cadre métallique composite, assemblé

> des cordes parallèles

> un système d'étouffement des cordes par le dessous

Tout ceci a une incidence de taille sur le son, les caractéristiques acoustiques et harmoniques, bref, sur le timbre et la résonance de l'instrument, on s'en doute. Mais, surtout, pourquoi est-ce que le modèle dit "moderne" a pris le pas sur le "traditionnel", malgré leurs quelques dizaines d'années de coexistence ? Y'en avait-il un meilleur que l'autre ? Le piano "moderne" représente-t-il une évolution (dans le sens d'une amélioration) du piano dit "ancien" ? Un aboutissement de celui-ci ? Tout ne semble pas aussi simple, et il est probable que des qualités aient été acquises au détriment d'autres, perdues... et, même, se pourrait-il que ce qui apparaît comme des "défauts", ou imperfections, aux yeux de la facture moderne révèlent des richesses aujourd'hui disparues ? Pour mieux comprendre, il faut examiner les raisons qui présidèrent au choix général d'une nouvelle conception de l'instrument. Pourquoi donc des cordes croisées ? Un cadre en fonte d'une seule pièce ? Des étouffoirs sur le dessus ?...

... A l'ouverture de la classe de piano au Conservatoire de Paris, en 1795, les professeurs de piano étaient recrutés parmi ceux de clavecin. L'école française de piano, qui est "caractérisée par la finesse du toucher, le 'jeu perlé', la recherche d'une diversité de couleurs sonores"(2), est intimement associée à la sonorité de l'instrument traditionnel. "Cette sonorité est étroitement liée aux cordes parallèles et [...] à la conception de l'ensemble harmonique qui a été fixé dès 1823 par Sébastien Erard à la suite du renouveau dû à l'introduction de la mécanique à double échappement [NDR : avec étouffoirs par dessous], et qui a été maintenu"(3) jusqu'au début du XXe siècle.

Le principe du croisement des cordes graves au dessus des cordes médiums est contenu dans un brevet de 1828 du facteur français Henri Pape mais Wilhelmus Hillebrand, un facteur de pianos établi à Nantes avait semble-t-il déjà construit un piano carré à cordes croisées au début du siècle, dont il existe encore un dessin. On doit le cadre en fonte coulé d'une seule pièce à Alpheus Babcock (1825), appliquée également sur un piano carré. La firme Chickering de Boston (USA) en a équipé ses pianos à queue à cordes parallèles dès 1843. Mais c'est la maison Steinway, fondée en 1953 et installée à New-York, qui déposa en 1859 un brevet pour la combinaison de ces deux principes, en y ajoutant un placement des cordes en éventail. Le but des cordes croisées est de gagner en longueur, afin d'obtenir plus d'amplitude et de profondeur dans le son (des basses, surtout). Les objectifs du cadre en fonte, de pouvoir augmenter la tension des cordes (et, par conséquent, la puissance et la brillance du son) et la solidité de l'instrument.(4) Soulignons au passage que, la tension des cordes augmentant, celles-ci doivent être plus lourdes pour vibrer à la même fréquence que des cordes de même longueur qui seraient moins tendues. Un des avantages du cadre en fonte est son moindre coût (le cadre traditionnel, qui est un assemblage de plusieurs éléments, nécessite des ajustages multiples et est donc plus onéreux). "Présentée d'abord en 1862 à l'Exposition Universelle de Londres, cette nouvelle technologie a eu un grand retentissement à l'Exposition Universelle de Paris en 1867 et plusieurs autres marques, notamment la jeune firme allemande Bechstein (fondée également en 1853), allaient suivre l'exemple"(5) suite à une publicité sans précédent. Pleyel fut l'un des premiers facteurs en France a adopter la nouvelle technologie, tandis qu'Erard, dans une obstination qui causera finalement sa perte, défendit mordicus la facture traditionnelle, en mettant en avant ses caractéristiques : "clarté, netteté et finesse du timbre qui change tout le long de la tessiture du piano, donnant à l'instrument un caractère orchestral. Erard appelait d'ailleurs dans son catalogue londonien le dernier modèle extra-grand de concert 'orchestral grand' (6)."

"Deux conceptions esthétiques s'affrontent donc désormais. D'un côté, le piano traditionnel aux cordes parallèles, cadre composite léger, à la sonorité précise, claire, fine, équilibrée et changeante de l'aigu au grave donnant la possibilité aux compositeurs d'évoquer la variété sonore de l'orchestre [...] et aux pianistes de se forger leur propre son. De l'autre côté, la nouvelle technologie, qui comprend donc des cordes croisées [et en éventail - NDR] et un cadre coulé d'une seule pièce, offre une sonorité plus enrobée (moins nette, moins bien définie que dans les pianos traditionnels), homogène de timbre (avec toutefois une rupture à l'endroit du croisement) et puissante avec un tendance de domination des graves, mais où se développent des aigus brillants et cristallins" (7). Les caractéristiques sonores du piano traditionnel étaient donc principalement dues à la conception de son système harmonique, à savoir, les cordes parallèles entre elles et avec le sens des fibres du bois de la table d'harmonie, qui possède alors des qualités vibratoires complètement différentes (dans le bois, le son se propageant dans les sens des fibres) de celle d'un piano à cordes croisées (8) : non seulement les points vibratoires de la table d'harmonie et leurs interférences vont être différentes mais la vibration des autres cordes par sympathie va également se produire différemment.

Le caractère symphonique de ces instruments était encore accentué par le système d'étouffoirs par le dessous des cordes qui équipait les pianos Erard à cordes parallèles. Ce système fut abandonné très tôt par les autres marques au profit d'étouffoirs sur le dessus qui ont l'avantage d'utiliser la force naturelle de l'attraction terrestre pour retomber sur la corde, ce qui produit aussi l'arrêt "net", on pourrait dire "brutal", du son. L'étouffoir par le dessous doit être actionné par un puissant ressort pour remonter et se plaquer suffisamment fort contre les cordes afin de les empêcher de vibrer ; avec ce système, le son ne s'éteint pas d'un seul coup, mais s'éteint en mourant, laissant résonner pendant quelques dixièmes de secondes certains sons harmoniques (9). Cette résonance après étouffement, que les critères esthétiques du piano contemporain montrent comme une imperfection, est pourtant un facteur déterminant de ce caractère orchestral qui a représenté le "son français" ; chez Erard en particulier, qui en fut l'un de ses derniers représentants, à cause de ses pianos à cordes parallèles, dont la facture restera quasiment inchangée du milieu du XIXe siècle jusqu'au début des années 1930. Mais, observons de plus près le phénomène d'étouffement des cordes par le dessous.

Il a été dit plus haut que l'étouffement de chaque corde laissait résonner pendant un cours instant des harmoniques du son principal ; le nombre et l'intensité de ces harmoniques seront différents selon l'attaque de la note. A présent, si l'on joue deux notes, le nombre d'harmoniques est multiplié. De surcroît, ces différents harmoniques vont entrer en résonance entre eux, s'amplifier, vibrer, créer de nouvelles résonances d'harmoniques, le tout en un court laps de temps, bien sûr, le temps de la résonance, après étouffement. Cela a une incidence directe, bien évidemment sur le phrasé du pianiste, et la notion de legato est alors complètement différente de celle que l'on a sur le piano moderne. Mais, surtout, cela a une incidence de taille sur le timbre. Rappelons que ce qui définit le timbre d'un corps sonore, c'est le nombre d'harmoniques qu'il produit et l'intensité de chacun d'eux (qui varie également). En bref, on différencie une flûte d'un violon qui jouent une même note parce que, en jouant cette note, ils ne produisent pas les mêmes harmoniques, qu'elles sont en différents nombres et de différentes intensités. En multipliant les notes (simultanées ou enchaînées) et donc les harmoniques résonnants après étouffement, l'instrument crée différentes enveloppes sonores. Ceci combiné au système de cordes parallèles, qui a pour conséquence des registres (grave, medium, aigu) équilibrés mais à la diversité de timbres, fait que, non seulement les combinaisons harmoniques au sein d'un même registre permettront déjà d'obtenir des teintes sonores différentes, mais que la combinaison de ces combinaisons, en mélangeant différents registres, crée encore de nouvelles couleurs (par exemple, les basses seront différemment colorées si on les joue avec certaines combinaisons différentes d'un même registre ou de registres différents).

Il semble bien, à la lumière de ses éléments, que le piano, tel qu'il est conçu aujourd'hui universellement, ne doit pas être considéré comme une évolution "aboutie" de l'instrument, dans le sens d'une "amélioration de ses performances et de sa qualité" : il s'agit tout simplement d'un autre instrument, ni mieux, ni pire. Les deux systèmes ont d'ailleurs coexisté pendant plus d'un demi siècle. Le piano moderne s'est imposé "par la force des choses", en fonction d'un contexte "historico-économico-socio-culturel" : les besoins grandissants des salles de concert et des orchestres, le confort d'un son uniforme, la réduction des temps et coûts de fabrication, des critères esthétiques nouveaux, une publicité massive et unanime. On a longtemps reproché à la maison Erard d'adopter une attitude hautaine et conservatrice vis-à-vis de la nouvelle technologie. Toutefois, Erard possédait un argument sans faille qui est la qualité de ses instruments. Si le piano moderne a gagné en puissance, en précision mécanique (qui atteint aujourd'hui un degré inégalé), en brillance, en homogénéité, il a perdu en équilibre, en richesse harmonique, en définition du son. Le piano traditionnel ouvre sur un tout autre univers que celui que connaît le monde du piano depuis l'après Grande Guerre. Un monde dans lequel étaient plongés les plus grands pianistes et compositeurs de Liszt à Ravel. Un monde aujourd'hui oublié, que redécouvrent une poignée de passionnés ou d'initiés. Un monde à ré-explorer. Bien sûr, la démarche de jouer les œuvres écrites à l'époque fleurissante de ces instruments est tout à fait intéressante et nécessaire, tout comme celle de les réinventer sur des instruments nouveaux pour lesquels elles n'ont pas été écrites ; toutefois, le piano traditionnel (à cordes parallèles, donc...), de par ses qualités sonores et la disposition de ses cordes semble parfaitement adapté aux musiques contemporaines, dans lesquelles le paramètre du timbre est devenue une composante essentielle (en même temps que celle du rythme). Y aurait-t-il donc un avenir pour le piano à cordes parallèles ?

Aujourd'hui, on redécouvre la sonorité des instruments anciens grâce au courant interprétatif qui consiste à restituer les œuvres anciennes sur les instruments d'origine. Depuis la fin du XIXe, mais surtout depuis le XXe siècle, les compositeurs, qui recherchent toujours de nouvelles formes d'expression et de nouveaux langages, vont puiser leur inspiration dans les musiques anciennes, traditionnelles ou ethniques. Les musiques contemporaines (10) pourraient très bien révéler, elles aussi, les particularités du piano à cordes parallèles ou, plutôt, le piano à cordes parallèles pourrait apporter ses particularités à la musique contemporaine. Déjà deux facteurs de piano, en France et en Australie, fabriquent des pianos à cordes parallèles (11). Cela reste toutefois du piano d'exception, peu accessible à la plupart des bourses... Heureusement, l'obstinée maison Erard en a fabriqué jusqu'à tardivement. Ah mais bien sûr !... ils sont trop vieux...

Oui, mais... pour le prix d'une bicyclette...

Nicolas Debard, le 16 décembre 2013

_______________________________________________________

(1) René Goscinny, "Les Aventures d'Astérix et Obélix", Dargaud, coll., 1959-1979.

(2) René Beaupain, "La Maison Erard. Manufacture de Pianos. 1780-1959", Paris, L'Harmattan, p. 11.

(3) René Beaupain, ibidem.

(4) source : René Beaupain, idem, pp. 11-12. Voir aussi note 8.

(5) René Beaupain, idem, p.12.

(6) René Beaupain, idem, p.13.

(7) René Beaupain, ibidem

(8) Pour mieux comprendre en détail les différentes caractéristiques vibratoires des deux systèmes et leur conséquences sonores, se reporter aux articles de Nicolas Le Barde, Cordes croisées ou parallèles ? (https://www.facebook.com/notes/nicolas-le-barde/cordes-crois%C3%A9es-ou-parall%C3%A8les-/10153322902855075) et Erard Versus Steinway (https://www.facebook.com/notes/nicolas-le-barde/erard-versus-steinway/10153402133845075).

(9) Chaque corps sonore émettant un son émet aussi d'autres sons, moins perceptibles parce que couverts par le "son principal" (celui dont on entend la note, par exemple), appelés (sons) "harmoniques". Les harmoniques sont produits à l'infini vers l'aigu dans une ordre précis, toujours le même, formant différents intervalles, définissables, avec le son principal (octave, quinte, tierce, septième, etc...). Cet ordre est appelé "échelle des harmoniques".

(10) On parle ici "des" musiques contemporaines ; cela sous entend tous les types de musiques jouées aujourd'hui avec des instruments traditionnels : classique (savante), jazz, variété, world music.

(11) Le pianiste, facteur et cordiste français Stephen Paulello (https://www.stephenpaulello.com/pianos) démontre un intérêt pour la rencontre de la facture de piano traditionnelle, de la musique contemporaine et des technologies de pointe ; en créant des cordes nickelées résistant au toucher digital, et des pianos à cordes parallèles avec cadre en fonte (mais des étouffoirs sur le dessus !?... et oui ! On a trop oublié cette esthétique de l'étouffement progressif du son, qui ne pourrait plus être appréciée aujourd'hui).

© 2018 Studio SOUNDOG / On n'a pas cassé une seule baguette lors de la création de ce site.
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer