Le piano selon Erard aujourd’hui

17/10/2019

Intervention de Nicolas Debard pour l'association Fan d'Erard au Congrès d'EUROPIANO à Arles en mai 2014


Depuis déjà quelques décennies, il se manifeste un intérêt croissant pour l'interprétation sur « instruments d'époque ». Il s'est développé depuis les années 70 tout un courant interprétatif de musiques anciennes, avec toute son activité artisanale et économique très spécialisée. On redécouvre avec bonheur des œuvres telles qu'on aurait peut-être pu les entendre à l'époque de leur composition, apportant de nouvelles lumières sur les intentions et le langage des compositeurs. Le piano de concert selon Erard fait aujourd'hui partie de ces « instruments d'époque », tant ses caractéristiques sonores sont différentes de celles des instruments modernes. Parallèlement à cela, les compositeurs contemporains, et ce depuis le début du XXe siècle, à la recherche de nouveaux langages et modes d'expression, ont puisé dans des ressources de timbres extra-européens ou anciens. Et aujourd'hui ? Le piano selon Erard pourrait-il avoir un intérêt pour la création et l'interprétation contemporaines ?

C'est un point de vue de praticien de la musique et, précisément, de compositeur, de chef de chœur, d'explorateur et d'improvisateur, davantage que celui de pianiste, que je voudrais partager ici concernant le « piano en forme de clavecin » selon Erard.

[Erard cordes parallèle Pleyel cordes croisées - vue aérienne]

La « forme de clavecin » ne comprend pas seulement l'aspect extérieur de l'instrument, mais également sa géométrie interne, en particulier au travers du parallélisme de ses cordes. Le fait que, non seulement les cordes soient parallèles entre elles, mais qu'elles le soient avec les fibres du bois de la table d'harmonie (et le son se propage dans le sens des fibres), a une incidence sur les points vibratoires de la table et sur la résonance par sympathie entre les cordes. Les caractéristiques sonores qui s'en dégagent sont : une définition très précise de chaque son, des registres très équilibrés et aux timbres différents, selon leur hauteur. Mais le (je devrais dire « les ») « timbre d'Erard », très caractéristique, est aussi dû, pour une grande part, au mécanisme d'étouffement des cordes par le dessous. Celui-ci a pour caractéristique d'étouffer progressivement le son, laissant traîner pendant un temps et en nombre relatifs à la longueur de la corde, des résonances harmoniques. Cet étouffement est assez peu désiré dans l'esthétique du piano actuel qui a court et s'est généralisée depuis un bon siècle. Les pianistes et les auditeurs se sont accoutumés à un ciselage précis des sons et des silences. Pourtant, lorsqu'un interprète termine un morceau et que le son s'est arrêté, il y a toujours un laps de temps où le geste continue ; et, si le public a été transporté par la musique, un laps de temps aussi, avant les premiers applaudissements... C'est bien que la musique résonnent encore intérieurement, même lorsque la partition est terminée... Il faut comprendre comment cet étouffement progressif participe pour une part essentielle au timbre. Nous savons que le timbre d'un corps sonore est donné par le nombre et l'intensité des différents sons harmoniques qu'il produit. Etouffée par-dessous, chaque corde laisse donc résonner pendant un court instant des harmoniques du son principal ; le nombre et l'intensité de ces harmoniques seront différents selon l'attaque de la note (phrasé, nuances). A présent, si l'on joue deux notes, le nombre d'harmoniques est multiplié. Ces différents harmoniques vont entrer en résonance entre eux, s'amplifier, vibrer, créer de nouvelles résonances d'harmoniques, le tout en un court laps de temps, bien sûr, le temps de la résonance, après étouffement. Cela a une incidence directe, bien évidemment sur le phrasé du pianiste, et la notion de legato est alors complètement différente de celle que l'on a sur le piano actuel. Mais, surtout, cela a une incidence de taille sur le timbre. En multipliant les notes (simultanées ou enchaînées) et donc les harmoniques résonnants après étouffement, l'instrument crée différentes enveloppes sonores (qu'il serait intéressant de mesurer). Ceci combiné au système de cordes parallèles, fait que, non seulement les combinaisons harmoniques au sein d'un même registre permettront déjà d'obtenir des teintes sonores différentes, mais que la combinaison de ces combinaisons, en mélangeant différents registres, crée encore de nouvelles couleurs (par exemple, les basses seront différemment colorées si on les joue avec certaines combinaisons différentes d'un même registre ou de registres différents). A cela se combinent deux « jeux » actionnés par pédalier : forte, una corda...

[Erard et accessoires]

On pourrait donc qualifier le piano selon Erard d'instrument « symphonique », polychrome, car il ouvre de grandes perspectives à l'imaginaire dans le cadre de la création musicale, qu'elle soit improvisée ou écrite, précisément à cause de sa richesse harmonique et de la variété sonore qu'il propose (Erard appelait d'ailleurs dans son catalogue londonien Orchestral grand son dernier grand modèle de concert). Mais cet instrument symphonique possède également une physionomie particulièrement adaptée à la création musicale contemporaine, qu'elle soit issue de courants populaires ou savants. Le timbre est devenu, progressivement depuis la musique symphonique, un élément essentiel de l'écriture musicale et, toujours dans la perspective de recherche de nouveaux langages, les compositeurs et interprètes ont exploré les différents modes de jeux, non traditionnels, sur les instruments. Ceux-ci ne sont pas l'apanage des musiques contemporaines, bien sûr, mais le phénomène s'est nettement développé durant les dernières décennies. Le piano n'échappe pas à la règle, surtout depuis le « piano préparé », à la John Cage (expression pas mal galvaudée depuis). Mais c'est toujours plus surprenant sur un piano que sur un violon ou des percussions, car le piano s'utilise traditionnellement et exclusivement au travers de son complexe mécanique, en commandant ses sons par le clavier. Et pourtant... le piano possède un complexe harmonique, totalement indépendant, et d'une richesse inouïe chez un instrument à cordes. La géométrie, non seulement des cordes mais aussi du cadre du piano d'Erard, laisse libre la totalité de la longueur des cordes (excepté quelques cordes isolées gênées par les barres du cadre serrurier) ; même les étouffoirs n'offrent aucun obstacle : ils sont sous les cordes ! Ceci est une configuration idéale pour qui veut agir sur les cordes de l'instrument, manuellement ou mécaniquement, pour en modifier ou en varier le timbre. Ce libre accès ainsi que le parallélisme offrent aussi la possibilité d'y ajouter des « jeux » de timbre, sous forme de modules externes et commandés par un procédé mécanique, dont l'inspiration trouve sa source dans les « jeux » qui existaient fin XVIIIe / début XIXe siècles sur les pianos viennois et français - notamment Erard : forte, una corda, céleste, basson, luth, janissaire...

[Exemple de prototype expérimental en cours d'une « pédale clavecin »]

Aujourd'hui, on fabrique à nouveau des clavecins, des clavicordes, et autres instruments anciens, à l'identique... Alors, en attendant que l'industrie ou les artisans du piano proposent à nouveau des pianos conçus de cette manière, préservons et restaurons déjà le parc existant.


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